L'institutionnalisation de la coopération transfrontalière en Europe

Par Thomas Perrin
Comment citer cet article
Thomas Perrin, "L'institutionnalisation de la coopération transfrontalière en Europe", CERISCOPE Frontières, 2011, [en ligne], consulté le 25/04/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/content/part2/linstitutionnalisation-de-la-cooperation-transfrontaliere-en-europe

Alors que l’idée de la coopération entre autorités territoriales – ou coopération territoriale, dont la coopération transfrontalière est une des principales modalités – a été initiée et promue par le Conseil de l’Europe, l’Union européenne a quant à elle été le cadre d’un apprentissage concret, notamment par la mise en place de programmes et de financements spécifiquement dédiés : « Transcender les frontières reste, en fait, un leitmotiv des politiques européennes, même après quarante ans d’intégration progressive des États-nations » (Scott, 2002 : 157).

Le Conseil de l’Europe : une position « historique » mais des moyens d’action limités

De manière générale, le positionnement du Conseil de l’Europe en faveur de la coopération territoriale peut être attribué aux interactions qui existent entre, d’une part, la défense des identités locales, régionales ou minoritaires, issue de la galaxie juridique de la défense des droits de l’homme – qui reste une des raisons d’être du Conseil, créé en 1949 dans le contexte d’après-guerre – et, d’autre part, l’affirmation des pouvoirs infra-étatiques comme leviers des processus de démocratisation (Anderson, 1983 : 12-13).

Dans ce contexte, l'élément principal de l’action du Conseil de l’Europe est la mise en place de la convention-cadre européenne sur la coopération transfrontalière des collectivités ou autorités territoriales, dite convention de Madrid, ouverte à la signature le 21 mai 1980 et entrée en vigueur le 22 décembre 1981. Trente ans plus tard, près de 76% des quarante-sept Etats-membres du Conseil de l’Europe ont ratifié cette convention. Parmi les protocoles additionnels progressivement annexés à la convention – obligations légales des États en 1995, coopération entre territoires non contigus en 1998 –, le troisième et dernier en date ouvre de nouvelles perspectives d’évolution de la coopération. Présenté lors de la réunion ministérielle d’Utrecht en novembre 2009, il vise à l’établissement d’un instrument juridique de coopération commun : le Groupement eurorégional de coopération (GEC).

Ce nouvel outil doit composer avec le statut juridique de Groupement européen de coopération territoriale (GECT), créé auparavant dans l’Union européenne par règlement communautaire du 5 juillet 2006 (CE n° 1082/2006) et dont il est un équivalent. Si le GECT vise à remédier à l’hétérogénéité des régimes nationaux applicables aux autorités de gestion des financements de l’Union européenne, le GEC possède un champ d’action élargi au-delà du cadre spécifique des programmes communautaires. Sa structure peut se révéler utile pour la coopération avec des collectivités de pays membres du Conseil de l’Europe au-delà de la seule Union européenne.

Le Conseil de l’Europe affirme régulièrement son soutien à la coopération transfrontalière et eurorégionale comme dans certains articles de la Charte européenne de l’autonomie locale de 1985 ou encore à travers de nombreuses déclarations politiques telles les conférences qui depuis 1972 réunissent tous les quatre ans les régions frontalières de la grande Europe. L’action du Conseil de l’Europe reste incitative et non contraignante. Elle a de ce fait une portée limitée qui relativise d’autant sa dimension innovante. Ainsi, la base de données Matching Opportunities for Regions in Europe (MORE), mise en place fin 2008 pour permettre la recherche de partenaires, le partage des expériences et des bonnes pratiques de coopération, a dû être désactivée faute de trouver un administrateur permanent. En cela, le Conseil de l’Europe ne fait que correspondre au « profil type » de la plupart des organisations internationales, dont les actions, procédant d’un compromis entre États souverains, ont souvent une portée plus symbolique qu’opérationnelle. Ceci étant, les retombées potentielles de telles actions ne sont pas à négliger, pas plus que la capacité de ces organisations à se saisir de questions de manière parfois avant-gardiste.

La défense d’instruments juridiques stables semble même avoir tellement porté ses fruits que la création du GECT par l’Union européenne a, comme on l’a vu, devancé celle du GEC par le Conseil de l’Europe. L’Union européenne semble avoir pris de court le Conseil de l’Europe, ce dernier n’ayant été informé qu’a posteriori du projet de GECT. La mise en place du GEC pourrait signaler une certaine convergence des fonctions entre ces organisations – traditionnellement partagées entre régulation juridique pour le Conseil et dynamisation de la pratique de coopération pour l’Union, à travers notamment les programmes communautaires de coopération territoriale.

Union européenne : des orientations politiques relayées par des financements

En 1999, l’Union européenne a adopté un Schéma de développement de l’espace communautaire (SDEC), dont l’objectif principal était d’atteindre un développement spatial polycentrique, c’est-à-dire équilibré et réparti entre plusieurs centres complémentaires. Dans cette optique, la coopération territoriale apparaît comme un levier important. La terminologie communautaire distingue trois formes de coopération : transfrontalière, interterritoriale ou interrégionale entre territoires non contigus et transnationale au sein de macro régions prédéfinies telles que l’arc atlantique. La coopération au sein de régions virtuelles transnationales a notamment pour but de matérialiser l’Union européenne comme continuum territorial et d’« instiller un sentiment d’identité et de citoyenneté européennes » (Scott, 2002 : 147). De telles orientations se retrouvent dans l’agenda territorial de l’Union européenne adopté en 2007, qui promeut la coopération transnationale, interrégionale et transfrontalière comme un instrument efficace de cohésion territoriale.

Sur le plan opérationnel, la coopération a été impulsée par la politique régionale communautaire, deuxième politique distributive après la politique agricole commune. Renforcée à partir de l’Acte unique européen de 1987, elle vise la cohésion économique et sociale des territoires de l’Union et la réduction des inégalités de développement qui se sont accentuées au cours des élargissements, notamment les deux derniers de 2004 et 2007. La politique régionale repose sur la distribution par la Commission européenne de dotations financières, issues pour leur majeure partie des fonds structurels, sur la base d’objectifs prédéfinis et dans le cadre de programmes pluriannuels.

La coopération a été soutenue principalement via le programme d’initiative communautaire (PIC) INTERREG. Après une période de test au travers de programmes-pilotes en 1989-1990, INTERREG a connu trois périodes de programmation – 1990-1993, 1994-1999 et 2000-2006 –, des budgets en augmentation constante et s’est révélé être le principal moteur de l’institutionnalisation de la coopération transfrontalière. Ainsi, INTERREG est passé du statut d’outil innovant à celui d’instrument incontournable de l’aménagement du territoire communautaire validant, en quelque sorte, les travaux qui ont abouti à l’adoption du SDEC. Ce programme a progressivement adopté trois axes d’intervention correspondant aux trois formes de coopération établies par la terminologie communautaire, dont la coopération transfrontalière reste la principale modalité. Pour la programmation 2007-2013, la coopération territoriale, toujours déclinée selon trois axes, est devenue un objectif à part entière de la politique régionale, aux côtés des deux autres objectifs de convergence et de compétitivité régionale. L’évolution, qui s’est accompagnée, comme on l’a vu, de la création d’un instrument juridique dédié : le GECT, témoigne donc d’une montée en puissance de la coopération territoriale, avec l’intégration d’un dispositif développé à la marge de la politique régionale, INTERREG, dans le mainstream des fonds structurels.
Si la coopération territoriale, qui représente 2,5% du budget total de la politique régionale, peut faire figure de parent pauvre de cette politique, son nouveau statut d’objectif à part entière s’est néanmoins traduit par une augmentation du budget qui lui a été alloué dans la programmation 2007-2013 du budget  européen. 


Les autorités communautaires ont choisi d’appuyer le développement de la coopération parce qu’elles ont été relayées dans leur action par les autorités territoriales qui voient dans la coopération le moyen de renforcer leur crédit politique par l’action collective, qu’il s’agisse de gagner en influence au sein de l’arène communautaire ou de s’unir pour mieux se différencier et accroître leur poids socio-économique (Palard, 1999 ; Massart-Pierard, 2005). À ce titre, le succès de la coopération territoriale est aussi lié à la dynamique qualifiée par l’analyse politiste de néo-régionalisme, ou encore d’eurorégionalisme et qui, à partir des années 1990, a pris le pas sur les réflexes régionalistes traditionnels (Balme, 1996 ; Alliès, 2007). « Rassembler les fragments épars de l’eurorégionalisme peut donc s’avérer une bonne méthode pour partir à la recherche de la face cachée d’une "Europe d’en bas" » (Alliès, 2007).