Les Irakiens en Syrie et en Jordanie : régimes d'entrée et de séjour et effets sur les configurations migratoires

Par Géraldine Chatelard et Mohamed Kamel Doraï
Comment citer cet article
Géraldine Chatelard et Mohamed Kamel Doraï, "Les Irakiens en Syrie et en Jordanie : régimes d'entrée et de séjour et effets sur les configurations migratoires", CERISCOPE Frontières, 2011, [en ligne], consulté le 26/04/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/content/part2/les-irakiens-en-syrie-et-en-jordanie

Entre la guerre du Golfe de 1990-1991 et la chute du régime ba'thiste au printemps 2003, la Jordanie est le seul pays voisin de l'Irak à autoriser sans condition l'accès des Irakiens sur son territoire par un visa d'entrée renouvelable de trois mois obtenu à la frontière. Personnes, biens et capitaux circulent dans les deux sens. A cette époque, et cela se poursuivra après le changement de régime en Irak en 2003, il faut distinguer trois types de flux migratoires : la circulation de l'élite économique et politique qui vient en Jordanie pour accéder à des offres de services indisponibles dans son pays ou à des marchés inaccessibles du fait de l'embargo international ; les migrations de travail de la classe moyenne éduquée vers la Jordanie ou en transit vers d'autres pays arabes importateurs de main d'œuvre qualifiée et enfin les réfugiés qui fuient la répression exercée par le régime ou les violences locales. L'entrée en Jordanie n’est pas problématique contrairement à la sortie d'Irak, le régime de Saddam Hussein exerçant un contrôle sur la mobilité internationale de ses ressortissants. Il faut bénéficier d'un fort capital financier ou relationnel pour contourner ces restrictions. Cela concerne également ceux qui fuient le pays et doivent payer faux papiers ou passeurs. La Jordanie est sans doute le principal pays de transit pour le demi-million d'Irakiens qui dépose une demande d'asile sur le territoire ou dans l’ambassade d'un pays occidental, bénéficie des programmes de réinstallation du HCR ou migre, via le regroupement familial, entre 1991 et 2003. Selon certaines estimations, il y a, fin 2002, environ 300 000 Irakiens en Jordanie que l'on peut rattacher à l'une ou l'autre des catégories migratoires.

Les restrictions sur la sortie sont levées avec la chute de Saddam Hussein. Entre 2003 et 2004, comme depuis la Syrie, un mouvement de retour touche certains des Irakiens de Jordanie. Au même moment, d'autres quittent l'Irak pour des motifs politiques, familiaux ou personnels. Certains transitent par la Jordanie vers d'autres pays arabes ou des pays occidentaux. D'autres s'installent plus durablement en obtenant un titre de séjour grâce à des investissements ou à un contrat de travail. D'autres enfin font renouveler leur visa de touriste tous les trois mois et sont dans une situation d'attente en Jordanie face aux évolutions de la situation en Irak.

À la suite d'attentats à Amman en novembre 2005, dont les auteurs sont identifiés comme irakiens, les conditions d'entrée et de séjour des Irakiens se durcissent progressivement. Dans un premier temps, un filtrage est opéré aux frontières rendant l'entrée des Irakiens beaucoup moins systématique. Les individus identifiés comme chiites et les hommes âgés de 16 à 35 ans sont souvent refoulés. La durée du séjour autorisée par le visa est réduite à un mois, voire moins. En janvier 2008, la Jordanie met en place un visa sélectif selon des critères similaires à ceux exigés par la Syrie. De fait, le nombre d'entrées en Jordanie a considérablement baissé depuis le début 2006 alors même qu’au début de cette année, les violences interconfessionnelles entraînent un très grand nombre de déplacements forcés à l'intérieur et hors d'Irak. L'immense majorité des Irakiens actuellement en Jordanie appartient à la classe moyenne éduquée d'origine citadine, la plupart du temps de Bagdad, tandis que la proportion de chiites est bien moins élevée qu'en Syrie. En revanche, les circulations des élites politiques, économiques et professionnelles irakiennes entre Bagdad et Amman continuent sans entrave, tout comme celles des Irakiens qui viennent étudier ou se faire soigner en Jordanie.

Contrairement à la Syrie, l'instauration du visa n'a pas engendré de retours importants depuis la Jordanie, l'entrée étant déjà largement contrôlée avant la mise en place de cette mesure. Cependant, comme en Syrie, cette mesure a crée de l'irrégularité et du confinement. L'absence de statut légal et de perspectives économiques et l'impossibilité d'être mobile vers l'Irak conduisent de nombreux Irakiens à quitter la Jordanie pour des pays tiers en activant leurs réseaux au sein de la diaspora, en épuisant leurs ressources financières pour payer des passeurs ou en se présentant au HCR en vue d'une réinstallation.

Les restrictions sur les entrées mises en place par la Jordanie dès 2005 ont donc eu pour effet de rediriger le flux des réfugiés vers la Syrie, d'opérer le tri des migrants sur des bases confessionnelles, économiques et professionnelles et de modifier la distribution démographique des flux migratoires au niveau régional. Alors que, jusqu'en 2005, la Jordanie était le premier pays arabe de la région en termes de flux et de stock de statistiques de migrants irakiens, ce rôle est désormais dévolu à la Syrie.