Les Irakiens en Syrie et en Jordanie : régimes d'entrée et de séjour et effets sur les configurations migratoires

Par Géraldine Chatelard et Mohamed Kamel Doraï
Comment citer cet article
Géraldine Chatelard et Mohamed Kamel Doraï, "Les Irakiens en Syrie et en Jordanie : régimes d'entrée et de séjour et effets sur les configurations migratoires", CERISCOPE Frontières, 2011, [en ligne], consulté le 20/04/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/content/part2/les-irakiens-en-syrie-et-en-jordanie

Bien que la frontière entre la Syrie et l'Irak ait été officiellement fermée entre 1982 et 1997, quelques dizaines de milliers d'Irakiens s'y sont exilés à la suite de la guerre du Golfe de 1990-1991 et tout au long des années 1990 en raison du contexte politique mais aussi des difficultés économiques de l'Irak alors sous embargo international. Tandis que quelques milliers ont poursuivi leur émigration, le HCR estime qu'en 2003, avant le conflit en Irak, entre 60 000 et 70 000 Irakiens résidaient en Syrie. Un mouvement de retour s'est amorcé entre la chute du régime de Saddam Hussein et 2004, date à laquelle de nouveaux réfugiés sont venus trouver asile en Syrie. Tout d'abord des membres du parti Ba'th anciennement au pouvoir, puis des citadins, surtout en provenance de Bagdad, fuyant les attaques ciblées contres les intellectuels et les membres des professions libérales ou la criminalité généralisée puis, à partir du début 2006, les violences interconfessionnelles. Les premiers arrivés étaient des personnes assez aisées qui pensaient ne rester qu’une période limitée. Ils se sont assurés un permis de séjour en Syrie en investissant dans le commerce, l'industrie ou l'immobilier ou en trouvant un emploi dans le secteur tertiaire, en particulier dans l'enseignement supérieur. À partir de 2006, de plus en plus d'Irakiens défavorisés cherchent refuge en Syrie. Ils sont issus aussi bien des zones urbaines que des zones rurales et arrivent sans capital économique et avec beaucoup moins de bagage éducatif ou professionnel que le groupe précédent.



Entre le début du conflit irakien en avril-mai 2003 et le début 2007, la Syrie a ouvert sa frontière aux Irakiens qui ont bénéficié du même régime d'entrée et de séjour très souple que celui appliqué aux autres ressortissants arabes : un visa d'entrée universel obtenu à la frontière, la possibilité de séjourner en Syrie par périodes de trois mois renouvelables en sortant du pays et en entrant à nouveau immédiatement, la possibilité de chercher du travail sur place, le tout en accédant aux services sociaux (éducation, santé). Un contrat de travail ou des investissements, comme l'achat d'un logement, ouvrent le droit à un séjour d'un an renouvelable. Cependant, seule une minorité d'Irakiens a pu sécuriser son séjour, peu d’entre eux disposant de capital et le marché de l'emploi syrien étant pu facile d’accès.

Au premier semestre 2007, face à l'afflux d'Irakiens fuyant les violences diverses et l'insécurité économique, la Syrie amorce un changement de ses politiques d'entrée et de séjour, sans toutefois fermer totalement l'accès à son territoire. Dans un premier temps, la durée du visa d'entrée accordé aux Irakiens à la frontière est réduite à un mois renouvelable par sortie et nouvelle entrée. Ensuite, l'entrée des Irakiens est restreinte, fin 2007, à quinze catégories de personnes qui peuvent obtenir un visa sur présentation de pièces justificatives : il s'agit de visites pour des raisons professionnelles, pour études ou traitement médical ; sont autorisés également à entrer les conducteurs de camion et de taxi qui font la navette entre la Syrie et l'Irak, les Irakiens possédant une résidence dans un pays tiers, ou ceux transitant par la Syrie pour se rendre dans un pays tiers ou rentrer en Irak. Ce visa d'un mois peut actuellement s'obtenir à la frontière sur présentation de justificatifs et contre paiement de 50 dollars américains.

Les conséquences de la mise en place du visa sélectif et payant ont été multiples. D'une part, le nombre d'entrées des Irakiens a largement diminué. D'autre part, les circulations entre la Syrie et l’Irak ont connu une baisse. Par ailleurs, un certain nombre d'Irakiens, parmi les plus pauvres et demeurant en Syrie sans titre de séjour, sont repartis en Irak plutôt que de demeurer en situation irrégulière. La seule infraction au séjour ne constituant pas un motif de reconduite à la frontière, une des conséquences principales de l'instauration de ce visa a été de créer en Syrie un groupe de résidents de fait, mais qui ne peuvent légaliser leur situation et être mobiles entre la Syrie et l'Irak. En effet, parmi ceux arrivés en Syrie avant l'introduction des nouvelles mesures qui ne bénéficient pas de titres de séjour, beaucoup ne peuvent ou ne veulent pas retourner en Irak durablement et n'ont pas les moyens de couvrir les frais induits par le renouvellement mensuel d'un visa et les justificatifs nécessaires qu'il est possible d'obtenir sur le marché noir en Syrie ou en Irak.


L'État syrien n'a ni les capacités ni la volonté d'expulser les dizaines de milliers d'Irakiens en situation irrégulière sur son territoire. Ces mesures d'entrée sélectives sont cependant bien destinées à opérer une sélection parmi les migrants, en endiguant de nouveaux flux d'Irakiens aux revenus les plus modestes et en incitant ceux qui sont dans l'irrégularité à quitter la Syrie, le tout dans un contexte de crise économique et d'inflation aiguë où une large partie des Irakiens est en compétition pour les ressources et les emplois informels avec les Syriens.