Frontières maritimes dans l’Arctique : le droit de la mer est-il un cadre applicable ?

Par Frédéric Lasserre
Comment citer cet article
Frédéric Lasserre, "Frontières maritimes dans l’Arctique : le droit de la mer est-il un cadre applicable ?", CERISCOPE Frontières, 2011, [en ligne], consulté le 19/04/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/content/part2/frontieres-maritimes-dans-larctique

Vers une nouvelle guerre froide ? La surmédiatisation des revendications maritimes.

À partir de 2007, l’emphase médiatique et politique délaisse la question des passages arctiques, que la perspective de leur ouverture avait mise en 2000  au cœur de l’actualité, pour s’intéresser aux revendications des États riverains de l’océan Arctique. Le dossier concerne l’extension de la souveraineté économique sur des ressources potentielles des fonds marins, alors que les passages arctiques posaient la question du statut de ces détroits. Les États riverains souhaitent, comme le leur permet la convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM) de 1982 étendre, au-delà des 200 milles marins, zone dans laquelle ils contrôlent l’exploitation des ressources du sous-sol, à savoir le plateau continental élargi. La Russie a publié une première version de ses revendications en 2001, la Norvège a fait connaître les siennes en 2006.  La chronologie de la publication des revendications a alors semblé offrir un certain avantage. Une controverse s’est fait jour au sujet de la dorsale de Lomonosov, chaîne de montagnes sous-marines située entre la Sibérie et le Groenland, que se disputent la Russie, le Canada et le Danemark,.Les gouvernements russe et canadien ont fait de nombreuses déclarations contradictoires en 2008 et 2009. Le dépôt d’un drapeau russe au pôle Nord en août 2007 les déclarations fracassantes de Moscou quant au risque de guerre pour l’accès aux ressources arctiques et la reprise des manœuvres militaires russes dans la région ont grandement contribué à ce glissement de l’actualité politique arctique des passages vers la délimitation des plateaux continentaux et à leur représentation médiatique sur le mode de la dramatisation. L’envolée des prix des ressources naturelles, notamment au cours de l’année 2008, avant leur chute brutale pendant la crise économique a également alimenté bon nombre de spéculations sur la conflictualité de l’exploitation de ressources arctiques dont plusieurs rapports évoquent l’abondance non sans mentionner – détail souvent omis par les médias – qu’il ne s’agit que d’estimations.

Un processus juridiquement très encadré

Cette perception d’une course effrénée à la prise de possession des espaces maritimes de l’Arctique, largement répercutée par les médias et pas toujours démentie par les gouvernements, ne rend pas justice aux règles établies par la CNUDM, ratifiée par tous les États riverains de l’Arctique à l’exception des États-Unis.

La convention sur le droit de la mer de 1982 confirme l’existence de six espaces maritimes différents. L’État côtier est souverain dans ses eaux intérieures et territoriales; il dispose de certaines prérogatives de police dans la zone contiguë. La mer territoriale peut s’étendre jusqu'à 12 milles marins (20 km) à partir de la ligne de base que l’État trace pour simplifier sa ligne de côte et la zone contiguë, sur 12 milles marins au-delà de la limite extérieure de la mer territoriale. Les eaux intérieures se trouvent en deçà de la ligne de base – comme les eaux de l’archipel arctique canadien dont Ottawa a tracé la ligne de base comme une enveloppe autour de son archipel. L’État côtier ne dispose que d’une souveraineté limitée dans sa ZEE et son plateau continental étendu, souveraineté portant sur l’exploitation des ressources naturelles. La ZEE est d’une largeur maximale de 200 milles marins (370 km) à partir de la ligne de base. L’État côtier y dispose de « droits souverains aux fins d’exploration et d’exploitation, de conservation et de gestion des ressources naturelles, des eaux surjacentes aux fonds marins, des fonds marins et de leur sous-sol » (art. 56, CNUDM de 1982). Enfin, si le plateau continental physique s’étend au-delà de la limite des 200 milles marins, l’État peut revendiquer des droits souverains sur les ressources du seul sous-sol dans un espace maritime appelé plateau continental étendu (art. 76, CNUDM de 1982). Mais si le principe de la ZEE est acquis pour tous les États côtiers, la revendication d’un plateau continental étendu doit être avalisée par une institution des Nations unies, la Commission des limites du plateau continental (CLPC). Celle-ci examine les preuves géologiques de l’extension du plateau continental physique au-delà des 200 milles marins ; cependant, la Commission ne tient pas compte de l’ordre de présentation des dossiers : le droit à un plateau continental étendu est imprescriptible et ne dépend pas de la revendication d’un autre État.

Au-delà du plateau continental des États côtiers, s’étend la Zone internationale des fonds marins (appelée la Zone) constituée des plaines abyssales. Elle commence là où disparaissent les plateaux continentaux. La Zone échappe à toute appropriation.

Des scénarios farfelus de tracés frontaliers arctiques

Les États riverains doivent donc documenter leurs arguments géologiques qu’ils ont à fournir à la CLPC, laquelle tranche uniquement sur la validité géologique des revendications (et non sur leur légitimité politique). L’idée erronée d’une préséance chronologique des demandes comme les campagnes océanographiques destinées à collecter les informations géologiques dans un contexte de changements climatiques et de forte rhétorique politique ont alimenté la perception d’une course à la conquête des plateaux continentaux, d’une absence de règles internationales ouvrant sur l’arbitraire, et à la circulation de scénarios farfelus de partage de l’océan Arctique. Ceux-ci sont souvent fondés sur l’idée d’un partage complet de l’océan Arctique, alors que rien, dans le droit de la mer, ne prévoit de légitimer une telle approche.
 


Les cartes ci-dessus reprennent les deux principaux scénarios en circulation. Ils ont en commun de donner l’impression que l’océan Arctique fera l’objet d’un partage complet entre les États qui pourront ainsi régner pleinement sur ces étendues marines. Cette idée est totalement fausse concernant les eaux où l’État côtier n’a la pleine souveraineté que jusqu’à 12 milles et des droits souverains relatifs aux ressources que jusqu’à 200 milles. Concernant le fond marin, la référence à la méthode de la ligne médiane rappelle plutôt le problème des frontières maritimes entre États qui sont parfois établies sur la base de cette méthode. Cependant, à moins de prouver que le fond marin arctique au complet est constitué par un plateau continental physique, ce qui est très loin de la réalité géologique, jamais cette méthode ne permettrait un partage intégral de l’Arctique entre les États circumpolaires. La méthode des secteurs a aussi été défendue – et l’est parfois encore – pour tracer les frontières maritimes. Mais il est impossible pour un État d’appliquer cette théorie sans prouver au préalable que le fond marin revendiqué peut l’être en tant que plateau continental élargi au sens de la CNUDM. Sans plateau continental physique, il n’y a pas d’espace maritime au-delà de la ZEE.

Une course à l’appropriation des espaces maritimes ?

La perception selon laquelle le processus de définition et de revendication des plateaux continentaux serait récent et précipité est erronée. L’État côtier doit soumettre sa demande dans un délai de dix ans à compter de l’entrée en vigueur de la CNUDM à son égard. Pour beaucoup d’États, le délai aurait dû commencer à courir au 16 novembre 1994. Toutefois, la CLPC n’étant alors pas encore prête à recevoir des demandes, la date de début du délai a été fixée au 13 mai 1999. Celui-ci a expiré en mai 2009 pour la Fédération de Russie et la Norvège. Pour le Canada et le Danemark, il expirera respectivement en 2013 et 2014.

La géographie complexe des revendications exprimées de ZEE, de plateaux continentaux étendus et des revendications potentielles présente plusieurs zones de chevauchements multiples et donc de tensions. L’image qui en résulte va dans le sens d’une brusque inflation de revendications que le cadre juridique de la CNUDM ne permettrait pas de maîtriser. On relève ainsi un premier foyer de revendications contradictoires en mer de Barents, entre la Russie et la Norvège où un litige sur le plateau continental s’est ajouté à celui sur la ZEE. Un autre foyer concerne la mer de Beaufort, située entre le Canada et les États-Unis, et demeure peu conflictuel. Un troisième concerne la dorsale de Lomonosov, chaîne de montagnes située entre le Groenland et le plateau continental sibérien, où se superposent la revendication russe et les revendications potentielles du Danemark et du Canada. Durant l’été 2008, géologues canadiens et danois ont affirmé détenir les preuves que la dorsale constituait le prolongement du plateau continental nord-américain, tandis que les géologues russes ont affirmé de leur côté détenir la preuve de la nature eurasienne de la dorsale.