La frontière ou l'invention des relations internationales

Par Karoline Postel-Vinay
Comment citer cet article
Karoline Postel-Vinay, "La frontière ou l'invention des relations internationales", CERISCOPE Frontières, 2011, [en ligne], consulté le 20/04/2024, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/content/part1/la-frontiere-ou-linvention-des-relations-internationales

La frontière est une notion que l'on retrouve dans l'ensemble des sciences sociales et humaines, voire dans toutes les sciences. Chaque discipline en propose une définition, qui renvoie naturellement aux réflexions qui lui sont propres, sans être pour autant imperméable aux apports des autres champs de la connaissance. Par exemple, la science politique, pour aborder la notion de frontière, emprunte à la sociologie, laquelle peut s'inspirer de la philosophie ou de la physique, et réciproquement. Cette notion, qui est donc au coeur de la production du savoir, prend un sens singulier dans le contexte des relations internationales. Car la frontière et, plus concrètement, les frontières, en constituent de fait la dynamique fondatrice. Si l'on considère en effet que les relations internationales sont essentiellement l'ensemble des rapports entre nations – que celles-ci soient ou non des États-nations –, alors c'est bien l'inter, la ligne de séparation et de rapprochement, ou la ligne de « partage » au sens complet du terme (la division et la mise en commun), et donc la frontière, qui explique et justifie cette catégorie d'échanges.
 
Il n'y a pas de définition universelle, a-historique, de la frontière internationale. Comme l'a notamment montré le géographe Michel Foucher, le statut et le fonctionnement des frontières ont considérablement varié selon les époques et les lieux de la planète (Foucher, 1991). La frontière contemporaine, telle qu'elle sous-tend aujourd'hui la définition des relations internationales, a fini par s'imposer au monde entier vers la deuxième moitié du XIXe siècle, en même temps que s'établissait un système international unifié à l'échelle planétaire. Cette universalisation, à défaut d'universalité intrinsèque, de la frontière internationale est l'aboutissement d'un long processus historique, fait d'innombrables négociations locales et régionales et, par ailleurs, sous-tendu par un rapport de forces de plus en plus marqué des plus puissantes nations européennes sur le reste du monde, culminant à la fin du XIXe siècle. C’est en gardant à l'esprit cette historicité de la notion de frontière, que l’on pourra mieux comprendre les différences de perspectives et d'interprétations qui persistent aujourd'hui quant à la signification des frontières dans la politique mondiale.
 
On sait, et cela a été maintes fois souligné, souvent à la lumière crue de conflits meurtriers, combien l'héritage du tracé des frontières internationales par la colonisation européenne, particulièrement en Afrique, est resté problématique. Par ailleurs, le sens même que l'on donne au rôle des frontières dans la vie internationale continue de varier sensiblement selon les trajectoires historiques des uns et des autres. L'expérience européenne à cet égard est fortement singulière. Source de droit et de régulation, source de conflit, voire de destruction abyssale, la frontière internationale en Europe a fini par prendre une nouvelle signification : celle d'un objet sublimé, dont la sublimation a éclairé la construction européenne après 1945, et qui n'a pas vraiment d'équivalent ailleurs. Hors d'Europe, le vécu de la frontière, en tant que marqueur physique de la souveraineté, est très différent, pour une raison première aussi profonde qu'évidente. La souveraineté comme principe d'organisation des relations internationales est une notion inventée par les Européens, puis exportée par ces derniers à travers le monde. Cette division historique des rôles, entre exportateurs et importateurs du principe hérité des traités de Westphalie, le principe de souveraineté et ses attributs fondamentaux, dont la frontière nationale/internationale -, s'est traduite de manière durable dans la manière dont Européens et non-Européens appréhendent la valeur politique de la frontière.



La mondialisation des problèmes dans des domaines très divers, de la démographie à la monnaie en passant par le climat, s'impose de façon quasi systématique à l'ensemble des pays de la planète. De là découle une volonté, plus ou moins harmonieuse, de coopération globale qui n'abolit en rien la réalité de la frontière internationale mais qui oblige à une redéfinition constante de sa raison d'être. Or c'est précisément à travers cette nécessité de trouver une formulation collective a minima de la signification normative de la frontière, qu'apparaissent les différences, si ce n'est les divergences, de trajectoires à ce sujet. Par une sorte d'effet de symétrie, alors que la guerre froide avait cristallisé les lignes de partage entre nations, la « chute du Mur » est devenue la grille dominante de lecture de la vie internationale, se déclinant sur le thème de la disparition de « tous les murs », et engendrant la croyance, optimiste ou pessimiste, en un monde désormais sans frontières. Avec la fin de la période post-guerre froide, ressurgissent non seulement les aspérités des frontières, mais aussi le poids des héritages nationaux et continentaux dans les débats sur les périmètres de la souveraineté, débats par ailleurs indispensables à la mise en place d'une gouvernance globale.

La  « frontière » de l'ordre international

Le recensement de la population effectué par le gouvernement fédéral des États-Unis en 1890 annonça la fin de la « frontière »: la densité d'habitants sur l'ensemble du territoire étant devenue suffisante pour considérer que le défrichement de celui-ci fût achevé. Pour l'historien Frederick Jackson Turner, auteur de la célèbre « thèse de la frontière » (Frontier Thesis, 1893), celle-ci avait constitué l'horizon du développement démocratique de la société américaine, laquelle devait alors entrer dans une nouvelle ère. Quelques décennies auparavant, la Russie tsariste avait elle aussi fermé sa « frontière » en établissant en 1860 l'avant-poste de Vladivostok, qui devint officiellement ville de l'empire en 1880. À bien des égards, les dernières décennies du XIXe siècle furent celles de la recherche d'une finitude de l'espace terrestre, pour les Américains, les Russes mais aussi les Européens. Les conquêtes coloniales européennes connurent une phase d'expansion radicale, en quelque sorte ultime, poussant la domination territoriale jusque dans les dernières limites des continents. La volonté de borner l'espace terrestre s'exprima aussi dans les grandes expéditions aux extrémités du globe : celles de l'Américain Robert Peary vers l'Arctique, dans les années 1880, qui atteignit le pôle Nord en 1909, ou celles du Norvégien Roald Amundsen vers l'Antarctique, dans les années 1890, qui finit par rejoindre le pôle Sud en 1911.

Comme l'a suggéré l'historien Stephen Kern ce déploiement pourrait être qualifié de « fin de l'espace vide » (Kern, 1983). Cependant, ce vide étant en réalité « rempli », habité par des populations autochtones, on peut aussi y voir la manifestation d'un mouvement plus général de la part de quelques nations pour organiser la vie humaine à l'échelle de la planète entière. C'est en effet à cette époque que les Européens entreprirent de réguler les relations entre pays non plus dans le cadre de leur seul continent – comme ce fut le cas pour la Paix de Westphalie ou encore pour le congrès de Vienne de 1815 – mais dans celui d'une scène mondiale, au sens le plus littéral et exhaustif possible. Le système international devait inclure toutes les nations souveraines connues du globe terrestre. La « frontière » de l'ordre mondial devait être fermée. Les premières organisations internationales dites « universelles », d'envergure planétaire, furent établies, à l'initiative des Européens, durant la seconde moitié du XIXe siècle. Les fondements de nombreuses instances de la gouvernance globale contemporaine furent alors posés, à l'instar des grandes conférences sanitaires organisées dans les capitales européennes, qui débouchèrent sur la création de l'Office international d'hygiène publique, ancêtre de l'Organisation mondiale de la santé. De même, la diplomatie européenne se livra à un exercice inédit, fondé sur une vision de paix planétaire, en tentant de produire un instrument de régulation des conflits valide au-delà des confins de l'Europe : ce fut la convention de La Haye de 1899, où furent conviés les chefs d'États d'Europe, d'Amérique et d'Asie, et qui décida de la création de la Cour permanente d'arbitrage.
 
Les puissances européennes inaugurèrent donc un système international pour un espace mondial fini, dont les contours étaient précisément ceux du globe terrestre. Ce monde borné fut lui-même découpé en unités territoriales dessinées en fonction d'un principe de souveraineté politique supposé devenu universel. Cependant, vue de l'extérieur de l'Europe, une telle projection de cette organisation des relations internationales sur l'ensemble du globe n'alla pas toujours de soi. Le défi ne fut certes pas le même pour tous. Pour les nations d'Amérique du Sud par exemple, qui, via une trajectoire historique différente de leurs voisines du Nord, mais également très marquée par les conquêtes européennes, avaient déjà construit une conception des relations internationales à l'image de celle du vieux Continent, la projection en question n'était pas inconcevable. Mais la notion même d'un système international unique aux dimensions de la planète n'avait en revanche rien d'évident pour certaines entités qui avaient conservé leur propre mode de régulation des rapports entre nations, élaboré au cours des siècles en fonction de péripéties étrangères à la dynamique européenne. Vers le milieu du XIXe siècle, c'était encore le cas de l'Empire ottoman et de l'empire dit du Milieu, organisé autour de la puissance chinoise. Pour les Ottomans comme pour les Chinois, il existait un système international dont la validité s'arrêtait aux marches de leurs empires ou, plus précisément, dont la valeur universelle n'était pas déterminée par une réalité géophysique, en l'occurrence celle du globe terrestre. Une telle conception du monde - si on l'analyse à travers le paradigme positiviste européen où l'universalité s'inscrit dans un espace planétaire fini - pourrait être qualifiée de « cosmologie locale » (Postel-Vinay, 2005). En d'autres termes, pour les Ottomans, les Chinois et les nations qui en étaient tributaires, « leur » monde était « le » monde. Or si la globalisation, au sens littéral du terme, du système international européen durant la fin du XIXe siècle fut, pour ces derniers, un formidable défi conceptuel et politique, l'acceptation du principe westphalien de souveraineté et son expression territoriale - les frontières entre les nations – n’en fut pas moins redoutablement complexe.



Dans la mesure où il renvoyait à celui d'égalité des États, l'importation du principe de souveraineté fut d'autant plus une source de malentendus que la démarche colonialiste des Européens en brouillait considérablement la signification. Ce fut en effet souvent au nom d'un accès, in fine, à l'autonomie et l'égalité sur la scène internationale, que nombre de pays furent paradoxalement « protégés » ou tout à fait assujettis par les puissances coloniales européennes. Les vécus historiques par les uns et les autres de la signification politique de la frontière internationale sont pour le moins discordants. Il faut prendre toute la mesure de ces décalages pour apprécier, d'une part, la singularité de l'expérience européenne de dépassement des frontières et, d'autre part, les possibilités – ou impossibilités – de traduction de cette expérience sur la scène mondiale du XXIe siècle où la gestion de problèmes globaux de plus en plus nombreux semble a priori passer par une certaine relativisation des prétentions régaliennes.

Grandeur et décadence de la frontière : une histoire européenne

L'histoire de la frontière nationale en Europe, si on en suit le développement depuis la guerre de Trente Ans (1618-1648) jusqu'au traité de Maastricht (1992), pourrait être comparée à un drame en trois actes : I/ naissance de la souveraineté stato-nationale qui fait de la frontière l'instrument de la régulation pacifique, II/ développement des nationalismes qui cristallise sur la frontière les forces de rivalité et de destruction, III/ ambition supranationale transformant la frontière en un site de gestion de la gouvernance européenne. Les trois décennies qui ensanglantèrent l'Europe pendant la première moitié du XVIIe siècle engendrèrent donc la volonté de mettre en place un mécanisme durable de prévention des conflits, connu sous le nom de Paix de Westphalie. Si celle-ci ne fixa pas de manière irrévocable le tracé des lignes de partage territoriales, elle donna un sens nouveau aux frontières internationales en affirmant le principe de souveraineté absolue des États-nations établis à l'intérieur de celles-ci. Par la suite, l'épanouissement de l'idée de nation, héritée de la Révolution française, puis celui de libération nationale et, enfin, l'irruption des nationalismes à travers le continent européen durant le long XIXe siècle, transformèrent progressivement la signification de la frontière. Ainsi la demande de reconnaissance de la souveraineté devint plus revendicative, souvent jusqu'au point de déborder du territoire qui était censé la contenir. Il faudra les ravages croissants de l'affrontement franco-allemand pour pointer les effets périlleux pour la paix en Europe et au-delà, de l'excessive sacralisation de la frontière internationale. Il aura fallu ces traumatismes collectifs majeurs pour considérer que ces barrières territoriales étaient potentiellement toxiques, et pour estimer par ailleurs qu'elles pouvaient aussi générer leur propre antidote.

Alors que la mise en place des frontières comme garantes des souverainetés nationales fut au coeur de l'élaboration de la Paix de Westphalie, l'utilisation de ces frontières pour l'expression de la puissance étatique devint la source de guerres de plus en plus monstrueuses. L'idée qu'un sentiment post-nationaliste, à défaut de post-national, collectivement partagé à l'échelle de l'Europe, serait la seule réponse à un tel danger, s'exprima bien avant que les conflits les plus destructeurs se déclenchent inexorablement. Rédigeant l’introduction d’un guide de l'Exposition universelle de 1869, Victor Hugo rêvait déjà à la possibilité d'un dépassement des frontières comme promesse de paix durable. « Au XXe siècle, annonçait l'écrivain et homme politique, il y aura une Nation extraordinaire ». « Cette Nation, poursuivait-t-il, sera grande, libre, illustre, riche, pensante » et surtout « pacifique et cordiale au reste de l'Humanité ». En effet : « une bataille entre Italiens et Allemands, entre Anglais et Russes, entre Prussiens et Français, lui apparaîtra comme nous apparaît une bataille entre Picards et Bourguignons. Elle considérera le gaspillage du sang comme inutile ». Cette Nation hors du commun, révélait enfin Victor Hugo, serait au XXe siècle l'Europe et deviendrait au cours des siècles suivants l'Humanité tout entière.

Ce texte visionnaire comportait en réalité deux hypothèses : d'une part la constitution d'une Europe pacifiée passait par la relativisation, si ce n'est l'extinction des nationalismes et donc une désacralisation de la frontière nationale et, d'autre part, ce modèle pacifique européen devait se répandre à travers la planète pour devenir celui de l'ensemble des sociétés humaines. Ces deux hypothèses sont également présentes dans le discours historique de Robert Schuman annonçant, en 1950, la création d'une Haute autorité pour gérer collectivement la production franco-allemande du charbon et de l'acier. « L'Europe n'a pas été faite, nous avons eu la guerre » disait le ministre français des Affaires étrangères. Mais l'enjeu du pacifisme européen, précisait-il dès le début de son intervention, ne se limitait pas au continent ; il en allait de « la paix mondiale ». La trajectoire historique du statut de la frontière internationale au sein des sociétés européennes est faite d'expériences internes, propres à l'Europe, et elle est aussi chargée de la conviction, tout du moins chez les élites, que les dites expériences auraient une signification universelle. Or, comme on va le voir, l’expérience des nations situées hors d’Europe est très différente, en particulier pour celles qui, précisément, ont subi l’impérialisme européen. D’une certaine façon, l'eurocentrisme aura été inhérent aux projections, tout au long des siècles, des modes de faire et de pensée européens sur l'ensemble du globe, et l'on peut facilement en traquer l'héritage dans de multiples sphères. C'est un peu le sens de la quête de l'historien Dipesh Chakrabarty dans son entreprise de « provincialisation » de l'Europe (Chakrabarty, 2009). Mais pour ce qui est de la signification de la frontière dans l’ordre mondial, il n’est probablement pas très utile de dénoncer à nouveau ce travers en soulignant la confusion qui a pu être faite entre l’expérience spécifique européenne de sublimation des frontières, et un destin global d’un monde « sans murs ». En revanche on ne peut comprendre le décalage et les malentendus existant entre Européens et non-Européens à ce sujet, si on ne mesure pas d’abord la particularité du cheminement fait par les premiers. Pour les Européens, le principe de la frontière, originellement porteur de stabilité, est devenu fauteur de troubles, et a donc du être réinventé. Ils ont pu célébrer, au lendemain de la guerre froide, l’émergence d’un monde où apparemment l’interne n’était plus distinct de l’externe. Ils ont chargé cette célébration d’une signification liée à une histoire qui, en réalité, leur était singulière. Ce faisant ils ont donné une légitimité à l’idée d’un ordre international, celui de la mondialisation, qui pratiquement par définition remet en cause les frontières. Cette idée s’est largement imposée à l’échelle planétaire. Mais le consensus discursif sur la gouvernance globale ne doit pas faire perdre de vue que, pour nombre de nations non-européennes, pour des raisons historiques qu’on va rappeler, l’affaiblissement des frontières constitue un coût politique avant d’être un progrès.

Les tribulations de la souveraineté : des histoires non-européennes

L’auteur de l’œuvre de référence sur le droit de la guerre et de la paix (De Jure Belli ac Pacis, 1625), le juriste néerlandais Hugo Grotius, fut aussi l’un des inspirateurs de la construction de la Paix de Westphalie. Sa conception de la souveraineté était novatrice à bien des égards du point de vue de l’histoire européenne. Elle était tout à fait exotique vue d’ailleurs, du Japon, par exemple. Par les hasards de la géopolitique, durant les XVIIe et XVIIIe siècles, les Pays-Bas eurent un rôle déterminant dans l’introduction des savoirs occidentaux au Japon et l’élite gouvernementale de ce pays prit connaissance des travaux de Grotius relativement tôt, quelques décennies après la conclusion des Traités de Westphalie. La notion d’autonomie et d’égalité des États, héritage fondamental de Westphalie, était étrangère au système international centré autour de la Chine, système dit « du tribut », et auquel appartenaient notamment le Japon, ou encore la Corée et l’Annam, future Indochine. Dans ce système, les relations entre les pays étaient hiérarchiques, la Chine – le « pays du Milieu » – étant au sommet. Les codes du tribut, fixés par le pouvoir chinois, impliquaient une ingérence dans la gestion socio-économique et politique des pays tributaires qui n’aurait pu avoir cours dans l’Europe westphalienne. Aussi, dans le contexte de dégradation de la gouvernance chinoise au début du XIXe siècle, les idées de Grotius sur le droit des nations intéressèrent-elles particulièrement les réformateurs japonais qui plus tard firent entrer leur pays dans la modernité occidentale. La notion d’État souverain et ce qu’elle supposait, tant sur un plan interne qu’externe, se propagea plus généralement parmi les réformateurs dans l’ensemble de l’Asie orientale, du royaume de Siam, future Thaïlande, jusqu’en Corée et en Chine même.
 

De là émergea une opposition entre, d’une part, la loyauté à la Chine classique et, d’autre part, l’adhésion au principe moderne d’autonomie des États. Cependant, l’adoption de ce principe d’autonomie représentait pour les pays asiatiques, précisément parce que leur histoire n’était pas celle de l’Europe westphalienne, un changement autrement plus radical. Adopter le principe de souveraineté ne signifiait pas simplement se libérer de la suzeraineté chinoise ; cela impliquait, de manière beaucoup plus profonde, de « quitter l’Asie pour rejoindre l’Occident », selon la formule d’un célèbre réformateur japonais. Et puisque désormais l’Occident était censé représenter un modèle international global, à l’échelle de la planète, se désengager de la suzeraineté chinoise voulait donc dire accepter de nouvelles règles et institutions et de nouveaux codes d’ambition universelle mais définis à l’autre bout du monde, en Europe. Les puissances coloniales prirent conscience de cette dichotomie entre loyauté au système de l’empire du Milieu – qui, de fait, était de plus en plus dysfonctionnelle – et accession à une autonomie nationale formulée dans les termes d’une modernité globale qu’ils utilisèrent dans leur politique d’expansion. Lorsque l’armée française entreprit d’envahir puis de coloniser la Corée en 1866, ce fut au prétexte de dégager celle-ci d’une autorité chinoise devenue inefficace, incapable d’assurer la sécurité et la prospérité de la péninsule, en promettant aux Coréens d’accéder, à plus ou moins long terme, au statut d’État modernisé et souverain. La tentative française tourna à la débandade militaire, se solda par un échec complet et mit temporairement à l’abri le royaume coréen des ambitions impériales des uns et des autres. Mais la justification utilisée pour l’invasion coloniale devint plus généralement, à cette époque le leitmotiv pour la diffusion planétaire à la fois du principe européen de souveraineté et du système international dans lequel celui-ci s’inscrivait.
 
À cet égard les traités de Tien-Tsin (aujourd’hui Tianjin) signés en 1858 par la Chine et, respectivement, la Grande-Bretagne, la France, et les États-Unis, furent emblématiques de la logique qui s’imposait aux pays dont la vie internationale avait jusqu’alors été définie par une cosmologie locale que ce soit celle du Milieu, ou de la Sublime Porte des Ottomans. En particulier, le traité sino-britannique de Tien-Tsin, au-delà des gains économiques qu’il accorda à la Grande-Bretagne, constitua un véritable protocole d’application du répertoire diplomatique européen, qui s’avérait incompatible avec l’organisation internationale chinoise. Il fut notamment convenu, à l’article 51, la proscription du terme chinois i ou yi, traduit de manière ambiguë par « barbare » en français et barbarian en anglais, mais qui désignait plus pragmatiquement pour les autorités de Pékin, sur le mode de la Grèce antique, toute personne étrangère au monde de l’empire du Milieu, soit tout individu vivant au-delà de frontières qui n’étaient pas territoriales et qui, a fortiori, ne correspondaient pas à une ligne géophysique clairement reconnaissable. Mais à la fin du XIXe siècle, cette notion fut officiellement oubliée, et, plutôt de force que de gré, les communautés politiques firent leur la grammaire occidentale de l’État-nation.
 
D’un certain point de vue, l’acte II de l’histoire dramatique de la frontière internationale en Europe convergea, en cette fin de XIXe siècle, avec celle de la souveraineté dans d’autres parties du monde. On pourrait en effet dire que le nationalisme devint un phénomène global. Mais les développements historiques qui engendrèrent ce phénomène étaient en réalité multiples. La nature des expressions nationalistes que l’on pouvait alors observer en Europe centrale, au Proche-Orient, ou en Asie du Nord-Est, n’avaient pas la même signification et, de fait, n’eurent pas le même impact sur l’ordre mondial. La vision qu’exprima le président américain Woodrow Wilson dans son discours dit des Quatorze points d’un droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et la façon dont elle fut diversement interprétée, révélèrent le décalage des positions entre les nations occidentales et/ou colonialistes et celles qui avaient du gérer, avec plus ou moins de bonheur, le défi de l’expansionnisme européen – qui fut également russe et, plus tard, japonais. La promesse de Wilson d’un monde composé de nations souveraines fut saluée avec espoir dans des pays comme l’Égypte, l’Inde ou la Corée, où l’on pensa que cet engagement était aussi universel qu’il était énoncé. La réalité de la conférence de Paris de 1919, et des traités qui s’ensuivirent, fut tout autre. La souveraineté nationale, dont l’expression territoriale était la sacro-sainte frontière, ne fut envisagée que pour les peuples d’Europe centrale et non pour les populations non-occidentales dont le développement politique fut jugé insuffisant pour qu’elles puissent se prévaloir d’un tel droit. Les conséquences du gigantesque malentendu que constitua ce que l’historien Erez Manela a appelé le « moment wilsonien » (Manela, 2007), se mesurèrent à l’intensité croissante des mouvements de libération nationale qui se formèrent en Afrique et en Asie durant la première moitié du XXe siècle et qui alimentèrent la dynamique de décolonisation pendant le demi-siècle suivant.
 
Lorsque, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, quelques nations européennes entreprirent de commencer à réaliser le vieux rêve hugolien de dépassement des frontières, on vit naître ailleurs dans le monde d’autres initiatives de regroupement régional. La Ligue des États arabes fut fondée en 1945, l’Organisation de l’unité africaine en 1963, l’Association des nations d’Asie du Sud-Est en 1967. Mais l’origine et la signification essentielle de ces regroupements étaient diamétralement contraires à ceux de la construction de l’Union européenne. L’Europe préconisait une transformation du sens de la frontière – d’un site d’affrontement à un lieu de coopération – en s’appuyant sur une rhétorique clairement anti-nationaliste. Pour les pays issus de la colonisation, ou d’une forme ou d’une autre de domination extérieure, le nationalisme était synonyme de liberté. Pour l’Égyptien Gamal Abdel Nasser, le Ghanéen Kwame Nkrumah ou l’Indonésien Ahmed Soekarno, l’idée de coopération régionale – respectivement arabe, africaine, asiatique – était indissociable d’un projet spécifique de reconstruction nationale. La solidarité panarabe, panafricaine, panasiatique ou encore pan-latino-américaine (pour des raisons historiques différentes) devait servir au renforcement des revendications souverainistes et non l’inverse. La période de la guerre froide n’a pas modifié cette donnée. Au mieux, les contraintes de l’ordre international bipolaire ont freiné le développement de souverainetés à peine reconquises ; or la fin de la bipolarité et la nouvelle mondialisation ont, bien souvent, favorisé, comme l’a analysé le politiste Samy Cohen, une « résistance des États » (Cohen, 2003).

La mondialisation engendre un accroissement de problèmes communs à l’échelle planétaire, nécessitant idéalement une gouvernance globale solide. Elle n’a cependant pas d’effet prévisible sur le sens politique que chaque nation souveraine donne à ses frontières territoriales. La notion d’un monde « sans frontières » fait heureusement écho à la vision européenne d’un pacifisme prospère, supra ou post-national. Mais appréhender ainsi la mondialisation de l’après-guerre froide c’est oublier le long trajet, tout à fait spécifique à l’Europe, qui a permis de donner une certaine réalité à une telle vision. Sans doute oublie-t-on aussi qu’une autre mondialisation, celle qui eut lieu à la fin du XIXe siècle et se poursuivit jusqu’en 1914, n’empêcha pas l’expression de nationalismes exacerbés, de revendications territoriales intenses et déboucha sur un des conflits les plus ravageurs de l’histoire connue de l’humanité. Si la mondialisation contemporaine nous paraît spectaculaire et potentiellement génératrice de changements profonds – à l’instar de la révolution internet – elle n’est pas pour autant normative a priori. La mondialisation précédente fut elle aussi prodigieuse. Elle fut soutenue par des technologiques réductrices de temps et d’espace – télégraphe, chemin de fer, téléphone, automobile – qui permirent un accroissement extraordinaire des flux mondiaux de biens, de personnes et d’idées. Elle fut aussi porteuse de rêves de communion universelle. La mondialisation d’aujourd’hui présente à cet égard des similitudes : elle pose de nombreuses questions collectives mais n’apporte pas de réponses prédéfinies par une quelconque rationalité ou désirabilité. L’Histoire a montré que l’abaissement des frontières et la multiplication des flux ne se traduisait pas nécessairement, loin de là, par un affaiblissement des volontés régaliennes. Le traumatisme colonial, encore visible à travers la planète, peut plutôt laisser à penser que le système international global n’est pas encore entré dans l’ère d’un monde véritablement « sans frontières ».

Références

•    CHAKRABARTY, D., Provincialiser l’Europe, Paris, Éditions Amsterdam, 2009.

•    COHEN, S., La Résistance des États, Paris, Seuil, 2003.

•    FOUCHER, M., Fronts et frontières, Paris, Fayard, 1991.

•    KERN, S., The Culture of Time and Space. 1880-1918, Cambridge, Harvard University Press, 1983.

•    MANELA, E., The Wilsonian Moment, Oxford, Oxford University Press, 2007.

•    POSTEL-VINAY, K., L’Occident et sa bonne parole, Paris, Flammarion, 2005.